Manick Siar-Titéca : « 1 Voix 1 Histoire offre une intemporalité aux auteurs caribéens »

Written by on 2 novembre 2021

En juillet dernier, dans l’hebdomadaire guadeloupéen « Le Progrès Social », nous analysions la percée des livres audio en France et en Guadeloupe, avec un leader comme Audible, une filiale d’Amazon qui truste le marché international, mais fait très peu la place à la littérature caribéenne. Et cela n’a pas échappé à Manick Siar-Titéca, une psychologue guadeloupéenne qui, avec son associé, a lancé le 16 décembre 2020 « 1 Voix 1 Histoire », une plateforme doublée d’une application et dédiée à la promotion de la littérature caribéenne.

Caribbean Boss Lady : Comment en étant psychologue à l’Éducation nationale, avez-vous eu cette idée de fonder « 1 Voix 1 Histoire » ?

Manick Siar-Titéca :  Dans le cadre de mes fonctions à l’Éducation nationale, je rencontre des parents qui me disent bien vouloir aider leurs enfants à lire, mais eux-mêmes ne savent pas lire. Et en parallèle du travail à l’Éducation nationale, je donne aussi des cours à domicile, et je donne des cours à des adultes en situation d’illettrisme. C’est une activité que j’ai commencée très tôt, dès mon entrée à l’IUFM, il y a 15 ans, et depuis j’ai pu observer une nette chute du niveau de lecture ; et ce, tous les ans !
J’ai aussi remarqué que beaucoup d’enfants sont des techniciens de la lecture : ils savent combiner les lettres, mais ils ne mettent pas l’intonation, et pour accéder à la compréhension, il faut un minimum d’intonation.

Nous-mêmes devons arrêter de traiter notre culture de régionale.

Dans le cadre de mes activités, j’ai aussi rencontré une jeune fille qui est en première et qui est dyslexique. Ce n’est pas qu’elle ne sait pas lire, mais le déchiffrage est tellement coûteux que le cerveau n’a plus suffisamment d’énergie pour accéder à la compréhension. Il fallait donc lui lire les consignes et les textes pour qu’elle, elle n’ait juste qu’à comprendre.
C’est ainsi qu’est arrivée l’idée de la plateforme, sauf que les livres audio existent déjà. Je n’invente rien à ce niveau-là : des bibliothèques de livres numériques, en France, avec du Victor Hugo, du Maupassant, entre autres, ça existe déjà…mais pas avec nous. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de spécialiser 1 Voix 1 Histoire, parce que nos ouvrages n’y sont pas représentés.
Déjà parce que nous avons de jeunes auteurs – ça veut dire que leurs ouvrages ne sont pas encore tombés dans le domaine public –, et aussi parce que personne ne veut investir parce que notre littérature n’est pas vue comme assez « bankable », trop régionale, alors qu’elle est internationale quand on sait le travail que des gens comme Maryse Condé ont fait pour que nous soyons étudiés à l’étranger, aux États-Unis, par exemple. Et nous-mêmes devons arrêter de traiter notre culture de régionale…

Comment avez-vous concrètement mis en musique ce projet ? A-t-il été bien reçu et avez-vous frappé à certaines portes ?

Mon associé et moi avons commencé à discuter du projet avant 2016. Nous avons fait une étude, car je crois qu’on ne peut pas juste faire pour faire. Il fallait comprendre de quoi le territoire avait besoin, comment on construit le projet, et jusqu’où on est capables d’aller sans avoir à demander quoi que ce soit. Je voulais réellement qu’on soit autonomes pour pouvoir gérer de A à Z toute la production et la post-production d’un livre. Nous avons donc réuni une équipe, en faisant appel à des personnes proches de moi et avec lesquelles j’avais déjà travaillé : Patrice Firmin, qui est mon ingénieur du son ; Michaël Boécasse, jeune Guadeloupéen, notre développeur que j’ai rencontré au carnaval de Trinidad ; notre infographiste, que j’ai rencontré grâce à un message Facebook ; et notre réalisateur qui réalisait des podcasts. Cela a demandé cinq ans à mettre en place.
Nous avons frappé à la porte de la Région, le projet a été bien accueilli quand il a été présenté. Le dossier a été déposé, à plusieurs endroits, et cela prend du temps et aujourd’hui nous attendons encore…

Parvenez-vous à convaincre nos auteurs à vous suivre dans ce projet ? 

Pour la petite histoire, quand j’ai approché les maisons d’édition, la plateforme n’existait pas encore, donc c’est vraiment un lien de confiance et la passion que je transmets qui permettent de convaincre. Dans un premier temps les Éditions Jasor, les Éditions Nèg Mawon. Lilian Thuram était en vacances en Guadeloupe, j’ai pu le rencontrer grâce à sa compagne, et il m’a mise en lien avec sa maison d’édition qui a été très vite d’accord pour la mise en voix de ses livres. Sa maison d’édition m’a envoyé un mail en me demandant : « Gisèle Pineau, ça vous intéresse ? » (rires). Donc Ady, soleil noir, on l’a eu en exclusivité en manuscrit. Il est sorti en janvier, et on l’a fait sortir en exclusivité en audio en janvier aussi. Cette maison d’édition m’a mise en relation avec une autre, et j’ai aussi rencontré Franck Salin qui a aussi été d’accord pour mettre en voix son livre. En plus, il a envoyé la présentation du projet 1 Voix 1 Histoire à l’ensemble des auteurs qu’il connaît en me mettant en copie pour que j’accède à son réseau. Je suis en train de vivre un truc qui est énorme ! On est vraiment loin du « Nèg kont Nèg » qu’on dénonce habituellement ici.
Tout ce monde reçoit ma présentation, revient vers moi et se dit que c’est innovant, que ça n’a jamais encore été fait, et qu’on va ENFIN nous voir. C’est surtout cela qui les intéresse. Ce n’est pas juste de la mise en voix, mais c’est une intemporalité que nous proposons aux auteurs : une fois qu’on est sur Internet, on ne disparaît pas. Donc les auteurs et les maisons d’édition qui ont signé avec 1 Voix 1 Histoire ont signé pour une intemporalité.

Notre littérature est chantante, dansante et vibrante. 

Quand on achète un livre audio 1 Voix 1 Histoire, est-ce juste de la mise en voix comme ailleurs, ou est-ce une expérience plus complète ?

Cela ne peut pas être que de la mise en voix comme ailleurs, parce que notre littérature est chantante, dansante et vibrante. Souvent, je dis à nos narrateurs qui travaillent avec nous, de lire les textes comme ils auraient aimé qu’on les leur lise. Ça donne forcément de la mise en scène, sans que je n’aie à diriger quoi que ce soit. Du fait de la nature de notre littérature, la mise en scène est déjà là, il n’y a même pas besoin de l’inventer. Donc quand on prendra un livre audio de Victor Hugo, et un de Frantz Durizot ou Maryse Condé, forcément, le rendu ne sera pas le même, car notre littérature est une littérature de l’oralité, et la mise en voix est de toute façon scénique. Il se peut aussi, que nous accompagnions cette mise en voix de bruitages, de musique, si le livre le nécessite, comme cela est le cas du Grand frisson de Franck Salin qui est lu à trois voix.

Quels sont vos prochains projets ?

 Avec « 1 Signe 1 Histoire », nous allons mettre des contes en langues des signes, et pour les écoles, nous avons le projet « Savoir c’est pouvoir ». Nous travaillons avec certaines classes sur la mise en voix de livres qu’ils auront écrits ou pas, la rencontre avec des auteurs et avec des comédiens. L’idée étant aussi d’aider les élèves à affronter le nouvel exercice qu’est le Grand oral au baccalauréat. Plus on intervient tôt à ce niveau, plus on aura des élèves performants au Grand oral.
Il y a aussi le projet « La voix des mawon » dont nous pourrons parler bientôt.


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